Textos

Une vertu d’entêtement. – Jean-Claude Loiseau

«  Travailler dans le sens de ses défauts ». Cette injonction du poète Paul Claudel dès les premières pages de son Journal nous permet d’aborder frontalement le sens du cheminement des quatre décennies du parcours d’Enrique Ramos Guerra ici exposées.

Exposées au double sens du mot d’ailleurs,  tant il  est vrai que le risque, assumé  et même revendiqué par l’artiste, de dérouler sous nos yeux les sentiers et les étapes de la création, peut dérouter jusqu’à  laisser parfois le spectateur pressé au bord du chemin.

Car le travail d’Enrique ne s’embarrasse pas davantage de facilités que d’amabilités. S’il y a, blotties dans l’âpreté et la  rudesse de l’entreprise également beaucoup de douceur et de suavité (nous y reviendrons), la rigueur et l’exigence pour soi s’imposent d’abord, qui consentent rarement à l’autosatisfaction.

Une œuvre tourmentée, alors? Oui, comme la mer qui revient en différentes vagues d’une même houle éprouver le rivage, le façonner selon qu’il sera sable, granit ou calcaire.
Les supports changent chez Enrique, non le projet ni le regard.


C’est bien un homme qui parle à d’autres hommes, qui se soucie d’eux (faut-il mentionner qu’au cours de sa vie professionnelle ERG a aménagé maintes façades de magasins du centre de sa ville, Séville et érigé de nombreuses sculptures dans l’espace public andalou) par sa pratique plasticienne.

Plasticien, du grec plastikos, ce qui est malléable, modelable, mais également de plassein, former, éduquer. Deux approches qu’Enrique a su conjuguer aussi bien dans la solitude de son atelier qu’à l’Université entouré de ses étudiants.


Pour reprendre le titre d’un essai de Marcelin Pleynet,  « L’enseignement de la peinture », sur la crise du sujet  dans l’art contemporain et la question de la transmission, l’enjeu n’est pas mince de vouloir et savoir enseigner la peinture à partir de ce que la peinture nous enseigne : histoire de l’art, arts premiers, arts décoratifs…sans que l’artiste en soi ne se renie ou ne s’égare. Cette double exigence Enrique l’assume très simplement par éthique de conviction. Malgré les doutes et défauts évoqués par Claudel qui, parce qu’ils ne sont pas éludés, au prix de quelques sombres fureurs, renforcent.

J’ai sous les yeux une œuvre qui illustrera mieux ces remarques trop allusives.                          Il s’agit d’une technique mixte de 1996, date à partir de laquelle me semble-t-il ERG reconsidère l’ensemble de sa production antérieure pour la discipliner et la mettre en phase avec les projets qui l’occupent depuis quelque temps, de l’ordre de l’allégement.  Sont alors entrepris  des travaux de moindre densité (et le sculpteur sait ce qu’au propre comme au figuré la charge du matériau pèse): des fils d’acier arachnéens, des nuages en apesanteur, des pièces en cellulose ou autres polymères revisitées. Dans la concentration du studio sévillan, aux beaux jours dans l’atelier et le jardin ensoleillé de Valencina, se joue une dramaturgie inattendue, des figures nouvelles ou anciennes, réemployées, transformées l’attestent, mises en scène dans une scénographie sans entrave .                                                                                                                     Autre solution pour alléger, changer  d’échelle et de format; après les sculptures monumentales,  des petites fleurs font leur apparition, le dessin, l’aquarelle et le balsa se substituent à l’huile et au bronze, lorgnent les uns sur les autres… mais voyons voir.  Le titre d’abord vous requiert, vous le regardeur : «  El pie y algo mas, no sé »  aguaforte, madera, grafismo,  55x40cm 1996.  « Le pied et quelque chose de plus, je ne sais pas » ; titre emblématique, qui indique mais ne tranche pas.  No sé », vraiment ?

Le Pied.  Signature, totem depuis toujours, avec son corollaire l’escalier, sinon impossible du moins impraticable, espèce de vis sans fin tranchée comme une échelle de Jacob à qui le ciel serait refusé, signature depuis toujours du peintre, du sculpteur, du graveur, aujourd’hui gouachée, aquarellée ; pied meurtri élevé à la fonction totémique de l’artiste qui,  pointant ainsi la blessure, le défaut, en nous  imposant sans fard  sa vérité en face, assume, outre l’éthique de conviction ce qu’il faut bien nommer une éthique de responsabilité.

«  Y algo mas » , mais quoi donc ?  Ne pas oublier la blessure, le souvenir  du pied blessé ; pour le dire autrement, la peinture, l’art cicatrisent-ils? Si Œdipe boite pour donner sens à l’énigme, si Jacob, dans le tableau de Delacroix de l’église Saint-Sulpice à Paris, semble plutôt valser avec l’Ange que lutter véritablement, il convient alors de  quitter pour un temps au moins, celui de la création, l’attraction du sol, de lever les yeux au ciel et regarder là-haut les merveilleux nuages.

Enrique s’y emploie, sa technique mixte s’y prête, il bricole ses supports, évide ses personnages, efface, tripote devant sa tv des brimborions de balsa, de carton, jusqu’à    élaborer en 2007 une théorie des nuages que lui suggère le poème de Dante Gabriel Rossetti,  « The Sonnet », plaidoyer esthétique  pour la synthèse de la forme et du contenu : « A sonnet is a monument’s moment…. »,  « Un sonnet est le monument d’un moment… » . Pour un plasticien quel serait le monument d’un moment ?  Pour définir quelle esthétique ? Le souci formel allié à la liberté du geste puis le lent travail, la patience de l’art ou le premier élan imprévisible, ensuite canalisé, maîtrisé, guidé ?  On pense à Paul Valéry, « Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers; mais c’est  à nous de façonner le second… », la suite ne coulant pas de cette source inspirée mais devant s’en montrer digne.

On le supposait, cette exposition nous le confirme, le travail d’ERG est un travail de longue haleine, exigeant, d’ une réelle  complexité, sans souci des modes et des écoles, qui ne lui a pas toujours facilité l’accès aux galeries, donc hélas au public.

N’empêche, si le cœur reste à l’ouvrage accroché, la tension armée du sculpteur, ses empoignades monumentales se dénouent et accueillent  la délicatesse des petites fleurs dénichées dans quelque ” Complementos de novia y comunion ”  Plaza de Jesus de la Pasion, la fragilité des nuages d’acier et des polymères presque aussi légers que l’air, les friables échafaudages de bois, les collages, la trace dégoulinante bue à la dernière seconde par le papier détrempé qui offre à qui voudrait le saisir la rondeur d’un sein d’aquarelle. Un faux-pas, un faux-mouvement, une distraction, c’est la chute, la poubelle et l’humeur assombrie .

Quel défi se lance- t- il à lui- même, quand rien ne l’y oblige ? Son travail n’ est-il pas reconnu en Espagne, à l’étranger ? Une telle prise de risque, qu’une maîtrise de longue date ne protège pas, c’est, davantage que la fidélité à un devoir encore imparfaitement accompli  ( « J’ai le sentiment que le prochain travail sera le meilleur »,  m’écrivait-il récemment ) la curiosité de savoir ce qu’il attend de lui, au fond.  Faisons confiance à cette vertu d’entêtement, le meilleur est à venir encore.  

Patience des jours. Quand l’œuvre attend son heure, sait se faire oublier, plusieurs années parfois puis, de nouveau visitée, fait signe, est reprise en main, pas pour être embellie, le mot n’appartient pas au vocabulaire d’ERG, mais déplacée, emmenée un peu plus loin, à l’écart, pour rejoindre d’autres productions, s’y confronter et, au moment voulu y trouver sans tapage enfin sa place. Cette petite sensation qui arrachait parfois au vieux Cézanne un sourire, je la voudrais voir plus souvent produire ce même effet sur Enrique.

C’est pour cela qu’il nous faut en conclusion remercier  Enrique Ramos de la confiance qu’il nous accorde, à nous spectateurs, en nous prenant à témoin  de son parcours, de ce chantier qu’est  une vie d’artiste, ne nous cachant rien des obstacles qui la jalonnent , ses doutes, ses fragilités, ses contrariétés mais  également cette impérieuse nécessité qui, si la volonté ni le corps ne faiblissent, par sa cohérence  l’honore et l’élève  au plus haut degré.

Le secret de l’œuvre d’art renvoie au secret de sa mise en oeuvre.

Jean-Claude Loiseau                                                                    Le  Pecq   31/12/2014

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